PORTONS NOUS BIEN. VUES PALESTINIENNES

A trait page 5
Exposition | Diaporama sonore | Notes.
Naplouse, Palestine

[ l'exposition disponible ]

 

Les barbelés qui courent dans notre champ de vision depuis le début du trajet, les oiseaux qui dansent juste au-dessus en ricanant, le soleil pâle qui s’en contrefout et brille de chaque côté. A mes côtés, celles et ceux qui franchiraient les check-points et les frontières d’une envolée. Les colonies israéliennes qui poussent sur les collines dénudées, l’affaire de funestes jardiniers, avec leurs mobil-homes, leurs immeubles blancs identiques, leurs grues, leurs militaires qui occupent les arrêts de bus. Parmi eux, un homme en short, tongs, tee-shirt blanc, lunettes de soleil et fusil mitrailleur en bandoulière. Et son appareil photo se demandera pourquoi il a été abandonné au grenier lorsque ce touriste douteux fera la mise au point pour tirer des portraits.
Trajet en bus pour rejoindre Naplouse.
 
 
La route des garages fermés et des barrages ouverts, une fois n’est pas coutume, c’est ce que siffle une hirondelle en panne avec sa montgolfière. Le vent poussiéreux venu de la plaine du Jourdain, au fond, l’immense drapeau palestinien qui d’ici semble minuscule. Devant, la ville beige et claire qui s’étire dans la vallée et s’accroche aux versants. Autour, les oliviers et les pierres qui recouvrent un paysage sec et vallonné, la poussière blanche qui recouvre les oliviers, le réel qui recouvre lentement mon imaginaire.
Cette nuit, les drones israéliens survolent une ville paisible. Dans la cité, les combats ne sont plus d’actualité depuis plusieurs années. De l’hôtel, on entend le refrain en français d’une musique qui résonne à tue-tête du fond des ruelles : « on va s’aimer, on va danser… ».
 
 

Les presseurs d’oranges et de grenades qui pressent,
les buveurs de jus de fruits qui boivent, le flot continu de taxis jaunes qui flotte entre les chariots verts, les livreurs de pain qui livrent des pommes parce que c’est en promotion, les vendeurs de kebab qui vendent de la compote, ce sont les aléas des livraisons. Et toujours les oiseaux noirs qui mettent de la poésie entre les passants qui passent, de la mémoire du monde entre l’étranger qui étrangement et l’habitant qui habituellement puis suspendent le tout aux pierres des lieux.
Ce matin, le vent déjà chaud soulève les parfums de sumac, de thym et de sésame auxquels se mélange la friture sucrée du knafeh. Dans le dédale de la vieille ville, un homme qui nous a repéré les jours précédents s’approche. Il s’appelle Bazil, il a cinquante ans, il confiera : « moi, mon dernier souvenir d’avoir été porté, c’est quand j’ai été blessé pendant la dernière intifada ».
 
 

Les arcades magnifiques des siècles passés qui habillent les cuisines ou les arrière-cours de modestes habitations, le marché de seconde main un peu déglingué avec ses montagnes de transistors, le souk agité et coloré que j’aime traverser, les welcomes assurés qui pleuvent, nos shukrans fragiles qui fleurissent. Les chats qui se prennent pour des circachiens, les chiens qui montent en colonnes à chats, les XY qui se projettent en abscisses comme en ordonnées, les autres lettres qui se cherchent un alphabet, les regards qui savent se passer de mots. Territoire aux coordonnées inconnues, face à ces paysages de corps donnés inconnus j’étudie tranquillement la géométrie du vide et de l’impromptu.
Ce soir la ville est rose, ou orange peut-être. Le soleil vient de disparaître derrière la colline. Dans la rue, une enfant nous tend un bout de papier déchiré sur lequel est écrit en anglais : « voulez-vous escalader le toit de notre maison ? ».
 
 

Celles qui portent le voile, ceux qui dévoilent des portes pour nous faire entrer dans les coulisses de la rue et nous offrir le thé ; que nous soyons deux ou vingt-trois, la chaleur de leur accueil ne se dissipant jamais. A l’horizon, toujours des frontières à défendre, des fronts tendres qui espèrent. Et pendant ce temps, les porte-voix qui font leur boulot de porte-prières et résonnent d’un ton intimidant aux cent-quatorze coins de la ville.
Aujourd’hui, un homme a soulevé un vieux rideau pour m’inviter à entrer chez lui. Deux portraits de Saddam Hussein trônaient dans la pièce, sur le mur d’en face, un grand poster de Rambo. Je n’ai pas photographié cette leçon singulière de géopolitique.
 
 

Ici se porter…
historiquement pour ramener les blessés,
on a souvent porté pour sauver.
Aujourd’hui donner corps au soulèvement,
au sens premier, littéralement.
Tout à l’heure, je me suis souvenu, en passant devant un trou béant bien installé dans la façade d’une élégante bâtisse cisjordane : Il n’y a pas si longtemps, l’armée israélienne passait ici à travers les murs, à la faveur de son nouveau livre de chevet. Depuis quand les militaires lisent-ils avant de se coucher, c’est ce que fredonne une hirondelle qui file avec son deltaplane, depuis quand la philosophie ça sert à faire la guerre, c’est ce que pleurent Deleuze et Guattari en se réveillant six pieds sous terre. Effrayante ironie de l’Histoire à mourir debout.
 
 

Celles et ceux qui portent le deuil et continuent de sourire, les murs qui portent les traces d’hier en restant de pierre, les centaines de portraits collés aux coins des rues de tous ceux qu’on a jamais revu, « parce que c’est fou ce que l’Homme invente pour abimer l’Homme et comme tout se passe tranquillement » écrivait Prévert.
Demain nous irons manger chez Regash, dans le camp de réfugiés d’Askar. Regash est photographe, la vingtaine, jovial. Il nous a invité chez sa mère. Sur le trajet, un de ses amis dira en passant sous une enseigne portant l’image délavée d’un moustachu en armes : « c’était mon oncle ».
 
 

La consistance du vide à bout portant, la présence de l’autre à bras portants. Celui qui s’abandonne au creux de ses mémoires enfouies, celle qui regarde le ciel comme on regarde ses rêves d’enfant. Ceux qui ferment les yeux pour voir ce qu’il y a derrière les lendemains ou peut-être seulement pour mieux contempler la confiance qui s’acoquine avec le présent.
Cet après-midi, après s’être fait porté, un homme d’une trentaine d’années a couru dans une boutique, en est ressorti avec son tee-shirt blanc à la main, un tee-shirt noir tout neuf sur le dos et sans mot dire, s’est mêlé à la foulée des acrobates, se fondant dans le groupe avec aplomb comme s’il en faisait partie depuis toujours. Nous l’avons revu les jours suivants. Il s’appelle Amir, il est maçon.
 
 

Histoire de porteurs,
géographie des soulèvements.
Demain sur nos cahiers de géopoétique
nous continuerons à conjuguer nos forces :
je porte,
tu portes,
il porte,
portons nous bien les uns les autres.